Télédentisterie américaine, un exemple à suivre ?
Avec des produits comme ChatGPT, l’iPhone ou la montre connectée, les États-Unis sont reconnus comme à l’avant-garde de l’innovation technologique. Et l’Oncle Sam n’est pas en reste en matière de santé digitale, et notamment de télémédecine bucco-dentaire.
L’exemple américain ?
Outre-Atlantique, cette modalité d’exercice de l’odontologie à distance n’en est pas à son coup d’essai. La télémédecine bucco-dentaire y est pratiquée depuis les années 1990, où elle aurait rapidement été étendue d’un projet militaire à la prise en charge de communautés rurales sous-dotées en chirurgiens-dentistes, raconte le Dr Robert Zena, directeur exécutif et président de l’Association américaine de télédentisterie (ATA). Et après une accélération de son développement dans les années 2010, puis sous l’effet de la crise sanitaire, la télémédecine bucco-dentaire est aujourd’hui adoptée en odontologie « mainstream » dans tout le pays, se félicite le Dr Zena : nombre de cabinets proposent des téléconsultations (consultations à distance), remboursées par certaines compagnies d’assurance, et la teledentistry est reconnue comme une discipline à part entière – enseignée aux futurs chirurgiens-dentistes, représentée par un groupe dédié (l’ATA), etc. Les patients sont au rendez-vous, « plus de 35 à 40 % des premières consultations étant réalisées en téléconsultation », indique sur la base d’une enquête de l’ATA le Dr Guillaume De Ribas, orthodontiste exclusif à Anstaing (Nord) à l’initiative du développement de la plateforme de télémédecine bucco-dentaire Dentocontrol. En comparaison, la France semble à la traîne. « Une enquête concernant le niveau de connaissances des chirurgiens-dentistes sur la télémédecine a révélé que beaucoup ne savent pas exactement de quoi il s’agit », déplore le Dr Nicolas Giraudeau, chirurgien-dentiste MCU-PH au CHU de Montpellier et fondateur du projet de télémédecine bucco-dentaire e-Dent. Aussi, le Dr De Ribas constate que, dans son entourage, peu de praticiens connaissent et se montrent convaincus par cette modalité d’exercice.
Favoriser l’accès aux soins dentaires
D’où l’envie que peut susciter le niveau de développement de la télédentisterie américaine. En particulier sachant que la télémédecine bucco-dentaire n’est pas sans atout. En effet, elle favoriserait l’accès aux soins dentaires. « Avec la télémédecine, on peut atteindre les patients vivant dans les zones sous-dotées, des personnes handicapées ou âgées, et tous ceux qui peinent à consulter », avance le Dr De Ribas. En témoigne, dans le Sud de la France, l’initiative e-Dent, et qui a permis d’intégrer la santé orale à des services hospitaliers, structures médico-sociales, prisons, etc. De plus, ce mode d’exercice faciliterait l’organisation des cabinets. « On peut discriminer les rendez-vous, optimiser le planning, gagner du temps et des ressources », estime le Dr De Ribas, évoquant en particulier les urgences, et certains actes de suivi – réalisables de façon asynchrone, non concomitante à l’envoi de vidéos ou photos par le patient. « Il est facile de réserver un créneau pour vérifier quelques photos, et appréciable de ne pas avoir à mobiliser tout un plateau technique, des employés, une salle d’attente et une salle de soins pour un simple contrôle visuel. » Et selon lui, côté patients aussi, la télémédecine s’intégrerait facilement dans les agendas professionnels et familiaux. Guillaume De Ribas évoque également une réduction de la perte de temps liée au nomadisme dentaire. « Les premières consultations de patients qui souhaitent simplement se renseigner et obtenir des devis, qui n’aboutissent pas toujours à des soins, peuvent être réalisées en téléconsultation. » Enfin, la télémédecine permettrait d’améliorer la relation praticien-patient – en « induisant une forme de proximité à distance », plaide le praticien nordiste – voire de faciliter la communication entre chirurgiens-dentistes et avec d’autres professionnels de santé via la téléexpertise (sollicitation de l’avis de professionnels de santé à distance). « Si un omnipraticien a besoin de l’avis d’un confère (en endodontie, parodontologie, pédodontie, etc.) ou d’un médecin, il peut, au sein d’une consultation physique, entamer une demande de téléexpertise, et à l’inverse, répondre à d’autres professionnels. »
Une télédentisterie à la française
Cependant, se précipiter afin de déployer au plus vite la télémédecine bucco-dentaire en suivant à la lettre l’exemple américain ne semble pas adapté. D’autant que l’Hexagone n’est peut-être pas si en retard. Quelques praticiens proposent déjà des actes de télédentisterie, que ce soit dans le cadre de projets tels qu’e-Dent, au sein d’URPS (qui permettent une rémunération des chirurgiens-dentistes sans dépassement d’honoraires pour les patients), ou indépendamment de ces initiatives et structures, notamment en orthodontie – spécialité où la télémédecine bucco-dentaire apparaît particulièrement adaptée, suggère Guillaume De Ribas. Et « tous les chirurgiens-dentistes pratiquent déjà la téléexpertise, mais de façon informelle, dégradée », non rémunérée, note le Dr Giraudeau. Et surtout, « la France est le deuxième pays du monde et le premier pays d’Europe à disposer d’une réglementation nationale sur la télémédecine », intégrée au Code de la santé publique en 2009, insiste l’universitaire. À noter par ailleurs que l’Ordre national des chirurgiens-dentistes propose un « contrat de télémédecine bucco-dentaire ». Au contraire, rapporte l’universitaire, aux États-Unis, aucune loi fédérale ne fournit un cadre harmonisé pour la télémédecine. En fait, il conviendrait de développer un modèle adapté au système français, moins libéral que le système américain, et d’éviter certains écueils, souligne le Dr Giraudeau. Pour lui, le risque est que, comme ce qui peut d’après lui être observé aux États-Unis, « le monde de l’industrie s’empare de la télémédecine, avec des intentions plus ou moins bonnes, et avec des outils peu adaptés aux besoins ». Le chirurgien-dentiste craint aussi l’accroissement d’inégalités de santé – « notamment si les patients doivent payer de leur poche leur téléconsultation, du matériel ou des applications mobiles » – voire une diminution de la qualité des soins. « Toute la population n’est pas en capacité d’ouvrir suffisamment grand la bouche » pour permettre l’acquisition d’images de qualité, illustre-t-il. De plus, si le Dr De Ribas affirme que « la résolution d’un smartphone permet de visualiser la bouche dans ses moindres détails », le Dr Giraudeau juge au contraire que l’utilisation d’une caméra intraorale – par une tierce personne physiquement présente lors de la téléconsultation – peut s’avérer nécessaire. « Tous les patients ne sont pas en capacité d’utiliser eux-mêmes leur téléphone portable pour de la télémédecine », ajoute-t-il. Pour bâtir ce modèle français, certains points restent à éclaircir. « Il faut commencer par s’entendre sur les termes », déclare le Dr Giraudeau : si différents types d’actes de télémédecine ont d’ores et déjà été globalement définis par un décret du 3 juin 2021 – téléconsultation, téléexpertise, télésurveillance médicale (interprétation d’informations médicales à distance dans le cadre du suivi d’un patient), téléassistance (aide à distance à la réalisation d’un acte technique), régulation (qui relève des centres du Samu) -, il reste à les adapter au secteur dentaire.
Définir la place de la télémédecine bucco-dentaire
De surcroît, la profession doit décider des indications, des objectifs et des modalités de mise en œuvre de la télédentisterie : reste à déterminer quels publics doivent être considérés comme prioritaires (d’après le Dr Giraudeau, il y aurait pour le moment peu d’urgence à proposer la télédentisterie aux patients en capacité de se déplacer jusqu’à un cabinet dentaire), quels types de consultations proposer (consultations de suivi post-chirurgical ou de traitements orthodontiques, consultations de prévention, ou bilans requis dans le cadre du diagnostic d’une maladie chronique ou de la mise en place de traitements particuliers), si – ou plutôt quand – les patients doivent être revus en consultation physique, comment la télémédecine peut respecter des notions de territorialité et de parcours de soins coordonné, etc. Et finalement, il conviendrait de rembourser la télédentisterie. « Actuellement, le principal frein au déploiement de la télémédecine bucco-dentaire en France concerne l’absence de remboursement », entrevoit le Dr De Ribas. Pourtant, les actes de téléconsultation et de téléexpertise réalisés par les médecins, notamment, sont pris en charge par l’Assurance maladie respectivement depuis 2018 et 2019. L’un des groupes de travail établis dans le cadre de la nouvelle convention dentaire 2023-2028 se penchera sur cette question et plus généralement sur le développement de la télésanté. Affaire à suivre !
De plus en plus de plateformes
Les plateformes de télémédecine se multiplient en France. Y compris dans le secteur dentaire. Citons, parmi les services spécifiquement dédiés aux chirurgiens-dentistes, les solutions Visiodentiste, Lovis, e-dentech, Vigident, ou encore Dentocontrol. Elles s’ajoutent aux initiatives et expérimentations mises en place pour répondre aux besoins spécifiques de certains patients. Mentionnons par exemple le programme Oralien de l’Union française pour la santé bucco-dentaire (UFSBD) ou bien encore le projet Tel-e-Dent mené par le centre hospitalier régional de Guéret à destination des résidents des Ehpad.